Le Démon de la théorie
Vous prendrez bien un peu de théorie (littéraire) ?
Nous nous souvenons tous plus ou moins de nos « explications de texte » au collège. Lecteurs en herbe, on nous interrogeait sur l’intention de l’auteur, la construction, l’idée principale, le vocabulaire, les figures de style… Pour peu que le professeur ait été un tant soit peu passionné, ou pédagogue, ou l’un et l’autre, ce pouvait être le moyen non seulement de décrocher une bonne note aux examens, mais aussi d’inscrire dans des vies d’adultes le goût de la littérature. Tout le monde, hélas, n’a pas eu la chance d’avoir de bons professeurs de lettres et, croyez-en mon expérience, il faut alors des années d’efforts pour « détordre » en soi les mauvaises pousses d’un enseignement déficient.
Aujourd’hui, les enfants de Lagarde et Michard ont bien grandi et même vieilli. Ceux qui continuent de s’adonner avec goût aux fréquentations littéraires ont parfois gardé de leurs années d’apprentissage le réflexe d’interroger pour eux-mêmes leurs lectures.
Mais au-delà, ou au-dessus, de ces questionnements, il en est un que nulle explication de texte d’aucune sorte ne contribue à résoudre : qu’est-ce, au fond, que la littérature ? Interrogation lancinante et à peu près inséparable d’une série de demandes annexes : à quoi nous sert-elle et peut-elle nous servir ? Que nous apprend-elle — si tant est qu’elle nous apprenne quelque chose ? Qu’est-ce qui provoque et justifie l’importance qu’elle peut revêtir à nos yeux ?
A un moment ou à un autre, après tant de lectures accumulées et alors que tant de livres attendent encore d’être ouverts, la nécessité d’une réflexion d’ensemble se fait jour. De même que les lois scientifiques s’efforcent de rendre raison du fonctionnement du monde matériel, il pourrait bien exister des « lois littéraires » ayant un caractère général et qui nous permettraient de mieux discerner et définir ce qui est à l’oeuvre dans ce que nous appelons par convenance (mais, aussi, nous aimons cette appellation) la littérature.
Une approche un tant soit peu généralisatrice est-elle possible ? Existe-t-il, en d’autres termes, une théorie ?
Certes. Il en existe même plusieurs, comme de juste contradictoires. Des centaines de livres ont été publiés sur ce thème. Beaucoup visent un public de spécialistes et s’y entendent pour décourager le « profane », même doté de bon vouloir et de patience, par l’usage intensif d’une terminologie absconse. C’est sans doute à cause de son sous-titre « Littérature et sens commun » que je me suis plongé dans l’ouvrage d’Antoine Compagnon « le Démon de la théorie ».
Paul de Man (1919-1983) fut un théoricien de la littérature. Il énonce que le principal intérêt théorique de la théorie littéraire consiste dans l’impossibilité de sa définition. Il est vrai qu’il appartient au courant dit « déconstructiviste », dont il ne faut sans doute pas attendre qu’il nous montre un quelconque chemin… puisque chemin il n’y a pas et, de toute manière, celui-ci ne mènerait nulle part.
Mais peut-être pourrait-on commencer par une question simple : comment parler de la littérature ? Le critique littéraire en fait son métier. Il aime plus ou moins les livres dont il rend compte et nous nous attendons à ce qu’il justifie ses préférences. En d’autres termes, qu’il fonde son appréciation sur des critères. Dans cette vision des choses, la théorie serait une sorte de méta-critique littéraire.
Et comme Gaston Bachelard nous a légué le concept de « coupure épistémologique », opposant connaissance scientifique et connaissance empirique, doit-on en déduire que la théorie littéraire flotte dans des espaces inaccessibles au commun des lecteurs ? Einstein lui-même, pourtant, estimait qu’entre la connaissance scientifique et la connaissance commune, il n’y avait qu’une différence de degré, non de nature. Nous le suivons volontiers sur ce point.
Il faut peut-être s’efforcer de distinguer en premier lieu « théories de la littérature » et « théories dans la littérature ». C’est Proust, toujours infiniment lucide, qui nous met en garde : une œuvre où il y a des théories, écrit-il, est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Plus énigmatiquement sans doute, Julien Gracq affirme à propos de la critique littéraire que tous les mots qui commandent à des catégories sont des pièges.
La théorie littéraire n’est pas non plus à confondre avec l’histoire littéraire. Certains – que l’on range volontiers sous l’étiquette de « formalistes » - vont plus loin, jusqu’à affirmer que la littérature serait de l’ordre de la « défamiliarisation ». Qu’est-ce à dire au juste ? Que la littérature tendrait à s’affranchir du contexte dans lequel elle a été conçue. Auquel cas, la conclusion à en tirer serait que le « contexte » est une donnée extra-littéraire, ce qui n’est pas très convaincant.
La fameuse « mort de l’auteur », chère à Roland Barthes, récuse l’humanisme et l’individualisme que les théories littéraires traditionnelles mettaient en avant. Désormais le langage serait devenu impersonnel. Le scripteur ne préexiste pas au texte. De la mort de l’auteur se déduit une intertextualité (influence des textes les uns sur les autres) généralisée qui devrait être à la base de toute théorie littéraire, le lecteur étant le seul lieu qui puisse produire une unité des textes. Avec la mort de l’auteur se produit la mort de l’intention de l’auteur, qui fut des siècles durant la fin principale de toute explication de texte. Souvenons-nous du prologue de Gargantua, dans lequel Rabelais nous invite à chercher le sens caché de son livre. Qui n’existe pas nécessairement, ou n’est pas obligatoirement univoque.
Proust l’a en tout cas bien montré dans son « Contre Sainte-Beuve » : l’oeuvre ne peut être expliquée par la biographie de son auteur. Le génie de l’écrivain est précisément de transcender sa propre biographie. Dans un registre tout différent, mais pour un propos assez semblable, Borges évoque dans son « Pierre Ménard » le cas d’un texte absolument identique écrit par deux auteurs distincts à plusieurs siècles d’intervalle…
Si l’on pousse jusqu’au bout la logique proustienne d’élimination de l’ « auteur biographique », doit-on pour autant remettre en question l’intention ? Georges Poulet, « critique de la conscience », entre profondément en empathie avec les auteurs qu’il commente ; il reproduit le mouvement de leur inspiration, leur projet originel, sans trop s’appesantir sur le contexte historique. Ses ouvrages sont de magnifiques éloges de la littérature, saturés d’une tension poétique qui agit comme une incitation pour le lecteur à se nourrir intérieurement d’une œuvre. La théorie est assez loin.
Mais il y a là en tout cas la certitude qu’un texte littéraire ne saurait être le fruit du hasard. Par passion sans doute pour les jeux de l’esprit, certains ont prétendu qu’un singe placé devant une machine à écrire et tapant sans connaître les touches avait une probabilité non nulle de produire un texte de Shakespeare. Certes. Mais qu’est-ce qu’une probabilité « non nulle » ? Et combien de textes « insignifiants » devront-ils précéder celui de Shakespeare ? Et combien de temps cela prendra-t-il ? Plus que l’âge de l’univers sans doute… Il est difficile de nier que lorsqu’un écrivain se met à sa table il exprime la volonté d’utiliser le langage à des fins d’expression. Est-ce à dire qu’il va réussir à traduire fidèlement sa pensée en mots ? Pas nécessairement. Ce n’est pas à dire non plus que ce que nous lisons dans son texte coïncidera forcément avec ce qu’il a voulu y placer. Ce pourrait bien être une caractéristique du génie littéraire de susciter – surtout longtemps après - des lectures qui transcendent l’intention explicite de l’auteur. La description que fait Balzac de la société de son époque a de quoi susciter bien des vocations révolutionnaires… alors que Balzac lui-même s’affirmait politiquement conservateur, voire réactionnaire.
Mais il savait parfaitement décrire, avec ce qu’il faut de transposition, la société de son temps telle qu’il la voyait. La littérature chez lui obéit à ce principe de mimésis qu’évoque Aristote. La théorie contemporaine tend à récuser cette approche. Il existe, pour elle, un primat absolu de la forme sur le fond (de la semiosis sur la mimesis). Poussant la démarche à l’extrême, on en arrive à l’autoréférentialité intégrale : la littérature ne saurait parler de rien d’autre que de la littérature. La concentration se fait sur le medium, comme pour l’abstraction en peinture. C’est ainsi que Barthes affirme que le réalisme n’est qu’un code de signification qui cherche à se faire passer pour naturel ; c’est ce qu’il nomme illusion référentielle.
Est-il possible, cependant, de croire que le langage n’ait aucune fonction référentielle au monde ? N’est-ce pas une généralisation facile et abusive des idées de Saussure sur l’arbitraire du signe ? Arbitraire et non-référentialité sont tout de même deux considérations distinctes… Ne vaut-il pas mieux, avec Wittgenstein, tenir que le langage peut parler de tout sauf de lui-même ? Il n’est pas certain, en particulier dans les œuvres « postmodernes », que la littérature parle encore du Réel tel qu’il est ou pourrait être. Mais il est encore moins avéré qu’elle parle d’elle-même, sachant de toute manière que pour le courant de pensée auquel nous nous référons elle n’a rien à dire.
A l’instar de l’ « intention », la question du style a longtemps occupé les études littéraires. Le style, c’est ce qui serait autre que l’usage « neutre » du langage (pourtant, qu’est-ce donc que l’ « écriture blanche », si ce n’est un style parmi d’autres ?). On distinguait traditionnellement, héritage de la rhétorique, différentes « hauteurs » de style. Plus concrètement, le style est apparu comme une caractéristique de l’individualité de l’auteur : un ornement bâti à partir d’une norme. Le « style » repose sur le concept de synonymie : la possibilité de dire autrement la même chose. Si ce n’est que dire autrement, c’est toujours dire autre chose, peu ou prou. La distinction de la forme et du fond est problématique, ce qui, au passage, pourrait bien nous donner un indice ce ce que nous appelons littérature.
Afin de récuser la notion de « style », dans un célèbre article (disponible en ligne), Jakobson et Lévi-Strauss procèdent à la description linguistique minutieuse du poème de Baudelaire « les Chats ». Mais cette analyse n’aboutit en fin de compte qu’à elle-même. Elle n’est en rien une approche littéraire. Tout reste à faire après cela, si l’on veut parler de Baudelaire poète, essayer de comprendre un peu mieux en quoi l’auteur des « Fleurs du Mal » a pu imposer sa voix singulière, « moderne et antimoderne » (comme l’a dit Antoine Compagnon), et partager son émotion et ses tourments en faisant de ses lecteurs, qui n’y étaient pas prédestinés, ses « semblables » et ses « frères ».
Plus qu’aux autres « briques théoriques » rencontrées au long de cet ouvrage, c’est peut-être finalement dans la vanité et l’échec de l’analyse grammaticale d’un poème que nous pouvons trouver un indice de ce qu’est la littérature, de sa valeur. Elle ne se prouve pas, elle s’éprouve. Comme la liberté, dont elle est la sœur
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